ANATOLE FRANCE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

CLIO

ILLUSTRATIONS DE MUCHA

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1900

Table

À ÉMILE ZOLA


LE CHANTEUR DE KYMÉ

Il allait par le sentier qui suit le rivage le long des collines. Sonfront était nu, coupé de rides profondes et ceint d'un bandeau de lainerouge. Sur ses tempes les boucles blanches de ses cheveux flottaient auvent de la mer. Les flocons d'une barbe de neige se pressaient à sonmenton. Sa tunique et ses pieds nus avaient la couleur des cheminssur lesquels il errait depuis tant d'années. À son côté pendait unelyre grossière. On le nommait le Vieillard, on le nommait aussi leChanteur. Il recevait encore un autre nom des enfants qu'il instruisaitdans la poésie et dans la musique, et plusieurs l'appelaient l'Aveugle,parce que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies, tombaient despaupières gonflées et rougies par la fumée des foyers où il avaitcoutume de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait pas dans une nuitéternelle, et l'on disait qu'il voyait ce que les autres humains nevoient pas. Depuis trois âges d'hommes, il allait sans cesse par lesvilles. Et voici qu'après avoir chanté tout le jour chez un roi d'Ægea,il retournait à sa maison, dont il pouvait déjà voir le toit fumer auloin; car, ayant marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur d'êtresurpris par l'ardeur du jour, il découvrit, dans la clarté de l'aurore,la blanche Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien, appuyé sur sonbâton recourbé, il s'avançait d'un pas lent, le corps droit, la têtehaute, par un reste de vigueur et pour s'opposer à la pente du chemin,qui descendait dans une étroite vallée. Le soleil, en se levant surles montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose les nuages légers duciel et les côtes des îles semées dans la mer. Le rivage étincelait.Mais les collines, couronnées de lentisques et de térébinthes, quis'étendaient du côté de l'Orient, retenaient encore dans leur ombre ladouce fraîcheur de la nuit.

Le Vieillard compta sur le sol en pente la longueur de douze foisdouze lances et reconnut à sa gauche, entre les parois de deux rochesjumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là, s'élevait au bord d'unesource un autel de pierres non taillées.

Un laurier le recouvrait à demi de ses rameaux chargés de fleurséclatantes. Sur l'aire foulée, devant l'autel, blanchissaient les osdes victimes. Tout alentour, des offrandes étaient suspendues auxbranches des oliviers. Et, plus avant, dans l'ombre horrible de lagorge, deux chênes antiques se dressaient, portant clouées à leur troncdes têtes décharnées de taureaux. Sachant que cet autel était consacréà Phœbos, le vieillard pénétra dans le bois et, tirant de sa ceintureoù elle était retenue par l'anse, une petite coupe de terre, il sepencha sur le ruisseau qui, dans un lit d'ache et de cresson, par delongs détours, cherchait la prairie. Il remplit sa coupe d'eau fraîche,et, comme il était pieux, il en versa quelques gouttes devant l'autel,avant de boire. Il adorait les dieux immortels qui ne connaissent nila souffrance ni la mort, tandis que sur la terre se succèdent lesgénérations misérables des hommes. Alors il fut saisi d'épouvante et ilredouta les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et chargé d'ans,il aimait la lumière du jour et craignait de mourir. C'est pourqu

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