Le colonel Gabarrot racontait de belles histoires.
Il disait que les Russes étaient des coquins, que lesPrussiens étaient des bandits, et que les Anglais valaientencore moins. Quelquefois, il me montrait sa croixd'officier de la Légion d'Honneur qu'il avait gagnée àgrands coups de sabre, et qu'il gardait dans une belleboîte noire; si je voulais en avoir une pareille, quand jeserais grand, je n'aurais qu'à tuer beaucoup de Russes,beaucoup de Prussiens, et surtout beaucoup d'Anglais.
—Malheureusement, disait-il, on ne tue plus guère, àprésent; on est devenu sentimental.
Et il ricanait.
Mon père lui faisait observer qu'on tuait encore pasmal. La Crimée, par exemple. Le colonel avouait que laCrimée, c'était très bien. Tuer des Russes, rien demieux; on n'en éventrerait jamais assez. Mais pourquois'allier avec les Anglais? Sans doute, l'Empereur avaiteu ses raisons, et des bonnes; quand on est un Napoléon,on a une cervelle sous son chapeau; mais enfin, il n'auraitpas dû oublier que les Anglais, c'est des Anglais, et qu'ilsavaient empoisonné son oncle. Mon père haussait lesépaules; et le colonel éclatait.
—Tonnerre de Brest! commandant Maubart, je nesouffrirai jamais!... Ils l'ont empoisonné à Sainte-Hélène,je vous dis! Sans ça, il serait revenu, mille bombes!Je l'ai connu, moi, et depuis la campagne d'Egypte,encore! Et je puis vous le dire, qu'il serait revenu, etqu'il ne nous aurait pas laissés en panne, les bras ballants,à nous manger le sang en demi-solde, sous des gueux deBourbons qui n'avaient jamais vu le feu qu'au bout descierges! Il serait revenu, pour sûr, si les Anglais nel'avaient pas empoisonné!
Mon père faisait semblant d'admettre la chose, etparlait de la campagne d'Italie.
Le colonel avouait que l'Italie, c'était très bien. Tuerdes Autrichiens, rien de mieux; on n'en éventreraitjamais assez.
—Quoique, à vrai dire, ce ne soit pas la mer à boireque de donner une raclée aux Autrichiens; nous leuravons flanqué une telle volée à Wagram que, depuis cetemps-là, ils ont le foie plus blanc que leurs tuniques;vous avez vu, il y a deux ans, comment ils se sont faitbattre par les Prussiens. Qu'est-ce que vous voulez?Quand un peuple se laisse vaincre par des Prussiens, desvagabonds, des Cosaques manqués, il n'y a plus qu'àprononcer son de profundis.
Mon père prenait la défense des Prussiens, fort à lamode en 1868; mais le colonel tenait bon. Il connaissaitles Prussiens, et très bien.
—Je n'ai pas été à Iéna pour le roi de Prusse, peut-être!Tenez, je vais vous dire ce qu'ils savent faire, lesPrussiens: ils savent vous tirer dans le dos pendant quevous bourrez votre pipe. C'est tout. Et pour leur fameuxfusil à aiguille, voici mon opinion: avec ce fusil-là, onn'a pas à déchirer la cartouche, et c'est rudementcommode pour des gens qui n'ont jamais pu regarderl'ennemi sans claquer des dents.
Nous aimions beaucoup le colonel Gabarrot; il avaitété l'ami intime de mon grand-père, le colonel Maubart;après avoir fait les dernières guerres de la Républiqueet celles de l'Empire, jusqu'à Waterloo, ils n'avaientrepris du service, ensemble, qu'en 1830, lorsque ledrapeau tricolore remplaça le torchon blanc dans lequelles traîtres de l'Emigration avaient empaqueté leurs goupillonset leurs poignards, avant de quitter Coblentz. Il yavait bien un coq au lieu d'un aigle, à la hampe de cedrapeau-là; et Gabarrot, pas plus que mon grand-père,n'aimait «les oiseaux qui se laissent manger». Maisenfin, les couleurs y étaient; et, sous ces couleurs, ilscombattirent en Algérie pendant plusieurs années; puis,mon grand-père étant mort, frappé d'une