A
M. ROYER-COLLARD,
Professeur de l'histoire de la philosophie morale
à la Faculté des Lettres de l'Académie de Paris
QUI LE PREMIER, DANS UNE CHAIRE FRANÇAISE,
COMBATTIT LA PHILOSOPHIE DES SENS,
ET RÉHABILITA DESCARTES,
Témoignage
DE MA VIVE RECONNAISSANCE
POUR SES LEÇONS, SES CONSEILS ET SON AMITIÉ
DISCOURS QUI A REMPORTÉ LE PRIX DE
L'ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1765.
Lorsque les cendres de DESCARTES, né en Franceet mort en Suède, furent rapportées, seize ans aprèssa mort, de Stockholm à Paris; lorsque tous les savants,rassemblés dans un temple, rendoient à sadépouille des honneurs qu'il n'obtint jamais pendantsa vie, et qu'un orateur se préparait à louerdevant cette assemblée le grand homme qu'elleregrettait, tout-à-coup il vint un ordre qui défenditde prononcer cet éloge funèbre. Sans doute onpensoit alors que les grands seuls ont droit auxéloges publics; et l'on craignit de donner à la nationl'exemple dangereux d'honorer un hommequi n'avoit eu que le mérite et la distinction dugénie. Je viens, après cent ans, prononcer cetéloge. Puisse-t-il être digne et de celui à qui il estoffert, et des sages qui vont l'entendre! Peut-êtreau siècle de Descartes on étoit encore trop près delui pour le bien louer. Le temps seul juge les philosophescomme les rois, et les met à leur place.
Le temps a détruit les opinions de Descartes, maissa gloire subsiste. Il est semblable à ces rois détrônésqui, sur les ruines même de leur empire,paroissent nés pour commander aux hommes.Tant que la philosophie et la vérité seront quelquechose sur la terre, on honorera celui qui a jeté lesfondements de nos connaissances, et recréé, pourainsi dire, l'entendement humain. On louera Descartespar admiration, par reconnoissance, parintérêt même; car si la vérité est un bien, il fautencourager ceux qui la cherchent.
Ce seroit aux pieds de la statue de Newton qu'ilfaudroit prononcer l'éloge de Descartes; ou plutôtce seroit à Newton à louer Descartes. Qui mieuxque lui seroit capable de mesurer la carrière parcourueavant lui? Aussi simple qu'il étoit grand,Newton nous découvriroit toutes les pensées queles pensées de Descartes lui ont fait naître. Il y ades vérités stériles, et pour ainsi dire mortes, quin'avancent de rien dans l'étude de la nature: il ya des erreurs de grands hommes qui deviennentfécondes en vérités. Après Descartes, on a été plusloin que lui; mais Descartes a frayé la route.Louons Magellan d'avoir fait le tour du globe;mais rendons justice à Colomb, qui le premier asoupçonné, a cherché, a trouvé un nouveau monde.
Tout dans cet ouvrage sera consacré à la philosophieet à la vertu. Peut-être y a-t-il des hommesdans ma nation qui ne me pardonneroient pointl'éloge d'un philosophe vivant; mais Descartes estmort, et depuis cent quinze ans il n'est plus; jene crains ni de blesser l'orgueil ni d'irriter l'envie.
Pour juger Descartes, pour voir ce que l'espritd'un seul homme a ajouté à l'esprit humain, ilfaut voir le point d'où il est parti. Je peindrai doncl'état de la philosophie et des sciences au momentoù naquit ce grand homme; je ferai voir commentla nature le forma, et comment elle prépara cetterévolution qui a eu tant d'influence. Ensuite jeferai l'histoire de ses pensées. Ses erreurs mêmesauront je ne sais quoi de grand. Ou verra l'esprithumain, frappé d'une lumière nouvell