L'Illustration, No. 3242, 15 Avril 1905
ENTENTE CORDIALE
L'entrevue du roi Edouard VII et duprésident Loubet dans le wagon royal, entre Pierrefitte et la gare deLyon.
Je suis venue passer chez Chevillard mon après-midi de dimanche et direadieu, pour six mois, aux symphonies des vieux maîtres. (Il y en a dejeunes aussi, mais j'aime mieux les vieux.) Dans huit jours, ce seraPâques; et Pâques, c'est, à Paris, la fin des belles musiques del'hiver;--le moment de l'année où les grands orchestres plient bagage etoù se disperse, à leur suite, la troupe fidèle des adorateurs de Mozart,de Bach, de Beethoven, de Schumann et de Franck. J'ai vécu au milieud'eux de très doux après-midi, depuis octobre; ces concerts dominicauxme faisaient aimer la «mauvaise saison» et, tout à l'heure, en regardantautour de moi cette foule d'hommes et de femmes, entassés aux petitesplaces où l'on a si chaud, ou debout dans l'allée du promenoir, toussilencieux, en des attitudes recueillies ou les yeux baissés sur lespages d'une partition, je me rappelais la réflexion d'un vieux Parisienmélomane qui fut autrefois mon guide à travers les concerts de Paris etqui s'amusait, un dimanche, de me voir admirer la belle tenue de cesauditoires populaires. Nous sortions de chez Colonne, où l'on avait jouéla Symphonie écossaise et les Béatitudes; il me prit le bras et medit:
--Vous êtes surprise, hein? Vous ne pensiez pas qu'en cette ville-ci onpût voir une foule s'écraser, frémir de joie et battre des mains àd'autres spectacles que ceux de Buffalo-Bill, du Palais-Royal et del'Olympia. C'est que nous avons, en effet, dans le monde, une trèsmauvaise réputation. Nous passons pour le plus frivole des peuples, àforce de nous montrer accueillants à la frivolité des autres; et, parceque Paris est le refuge béni des fêtards de l'univers, on croit que «lafête» est la seule chose qui importe aux Parisiens.
» On nous accuse d'être immoraux parce qu'il y a chez nous unedemi-douzaine de romanciers pornographes qui approvisionnent l'étrangerde petits livres que nous ne lisons pas; et l'obstination de nos auteursdramatiques à diffamer (si spirituellement!) les moeurs d'une société oùje vous assure qu'on ne vit pas plus malhonnêtement qu'ailleurs, nousattire le reproche d'être une capitale où la vertu fait rire.
» Cela est très injuste, et l'on voit bien que ceux qui médisent de nousn'ont jamais passé leurs après-midi du dimanche dans ces endroits-ci...Regardez autour de vous; il y a de tout un peu, parmi ces clientèles deconcerts parisiens: des élégances, des médiocrités, des misères; desbonheurs qui se recueillent; des tristesses qui se consolent; desneurasthénies qui se reposent; pas une curiosité bête, ou mauvaise... Ona dit que la pêche à la ligne était un sport de braves gens et qu'unhomme assis dans l'herbe, occupé pendant des heures à regarder passerles nuages, à «tremper du fil dans l'eau», ne pouvait pas être unméchant homme. Il me semble qu'il ne saurait, de même, y avoir autourd'une belle symphonie que d'honnêtes âmes assemblées: âmes de rêveurs,âmes d'amoureux, âmes de poètes...»