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Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et
appréciée lorsque vous ne serez plus.
(Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.)
1860
La célébrité a ses dangers et ses épines: elle offre mille inconvénientspendant la vie des personnes qui en jouissent, et quand elles ne sontplus, il n'est pas toujours facile de mettre leur mémoire à l'abri del'erreur et des fausses interprétations. Celle de Mme Récamier estrestée environnée d'une douce et brillante auréole: c'est peut-être laseule femme qui, n'ayant rien écrit et n'étant jamais sortie des limitesde la vie privée, ait mérité que sa ville natale proposât son élogepublic. Il semble que, plus qu'une autre, elle aurait dû échapper à laloi commune, et pourtant l'ignorance des conditions toutes particulièresdans lesquelles elle a vécu, le peu de rapports qu'on trouve entre lamodestie de son existence et la grandeur de sa renommée, la livrent sansdéfense, en quelque sorte, à toute la profanation des conjectures. Lesintentions les plus sincères ont quelquefois conduit ses panégyristeseux-mêmes à des suppositions et à des jugements qui offusquent la puretéde son souvenir.
Elle avait senti ce péril, et surmontant la répugnance qu'elle avait às'occuper d'elle-même, ses soins s'étaient attachés à recueillir lesrenseignements au moyen desquels on pourrait faire un jour comme unmiroir de sa vie. L'ouvrage qu'on publie est l'accomplissementimparfait, mais fidèle de cette intention: il répond dans une mesureaffaiblie, mais exacte, aux désirs qu'elle a exprimés, aux instructionsqu'elle a laissées.
Elle aurait pu elle-même écrire des Mémoires; sa famille et ses amisl'en ont toujours pressée, et cédant à leurs instances, elle avait àplusieurs reprises commencé ce travail. Diverses causes l'ont empêchéede l'accomplir: avant tout, une singulière défiance de ses propresforces, défiance certaine, quoiqu'inexplicable dans une femme habituéeaux plus éclatants succès personnels. C'était un des traits saillants deson caractère: courageuse dans toutes les circonstances graves, assurée,par mille preuves, de son empire sur les coeurs et les esprits, elleavait posé elle-même, avec une exagération évidente, les limites de sapuissance. Ce découragement mal justifié, mais permanent, s'étendaitjusqu'à sa beauté elle-même, le plus éclatant de ses attributs. Sousl'influence de quelques-unes des idées qui dominaient dans sa jeunesse,elle se croyait en dehors de la régularité grecque; elle considérait sestraits comme impropres à la sculpture, et cette conviction fut la vraiecause du chagrin qu'elle fit éprouver à Canova, lorsqu'elle se montrapeu satisfaite de ce que cet artiste avait modelé son buste de souvenir.
Dans l'ordre des choses de l'esprit, elle se subordonnait encoredavantage. Heureuse de réfléchir les nobles pensées, et se sentantcapable d'inspirer un beau langage, elle se refusait pour elle-même àrien produire. Il lui répugnait d'écrire, même des lettres; et l'on voitsans cesse ses plus fidèles amis