PIERRE LOUŸS
—MŒURS ANTIQUES—
SOIXANTE-HUITIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L'ÉCHAVDÉ SAINT-GERMAIN, XV
M DCCC XCVI
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
Neuf exemplaires
sur japon impérial, numérotés 1 à 9, vingt
exemplaires sur hollande van Gelder, numérotés 10 à 29,
et dix exemplaires sur chine, numérotés 30 à 39.
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous
pays
y compris la Suède et la Norvège.
Hommage d'admiration profondeet de respectueuse amitié.
Les ruines elles-mêmes du mondegrec nous enseignent de quellefaçon la vie, dans notre monde moderne,pourrait nous être renduesupportable.
Richard Wagner.
L'érudit Prodicos de Céos, qui florissait vers lafin du Ve siècle avant notre ère, est l'auteur ducélèbreapologue que St Basile recommandait auxméditations chrétiennes, Héraclès entre la Vertuet la Volupté. Nous savons qu'Héraclès opta pourla première, ce qui lui permit d'accomplir un certainnombre de grands crimes, contre les Biches,les Amazones, les Pommes d'Or et les Géants.
Si Prodicos s'était borné là, il n'aurait écritqu'une fable d'un symbolisme assez facile; mais ilétait bon philosophe, et son recueil de contes, lesHeures, divisé en trois parties, présentait les véritésmorales sous les divers aspects qu'elles comportent,selon les trois âges de la vie. Aux petitsenfants, il se plaisait à proposer en exemple lechoix austère d'Héraclès; sans doute aux jeunesgens il contait le choix voluptueux de Pâris; etj'imagine qu'aux hommes mûrs il disait à peuprès ceci:
—Odysseus errait un jour à la chasse au pieddes montagnes de Delphes, quand il rencontra sursa route deux vierges qui se tenaient par la main.L'une avait des cheveux de violettes, des yeuxtransparents et des lèvres graves; elle lui dit: «Jesuis Arêtê.» L'autre avait des paupières faibles,des mains délicates et des seins tendres; elle luidit: «Je suis Tryphê.» Et tous deux reprirent:«Choisis entre nous.» Mais le subtil Odysseus répondit sagement:«Comment choisirais-je? Vousêtes inséparables. Les yeux qui vous ont vues passerl'une sans l'autre n'ont surpris qu'une ombre stérile.De même que la vertu sincère ne se prive pasdes joies éternelles que la volupté lui apporte, demême la mollesse irait mal sans une certaine grandeurd'âme. Je vous suivrai toutes deux. Montrez-moila route.»—Aussitôt qu'il eut achevé, lesdeux divisions se confondirent, et Odysseus connutqu'il avait parlé à la grande déesse Aphrodite.
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Le personnage féminin qui occupe la premièreplace dans le roman qu'on va feuilleter est unecourtisane antique; mais, que le lecteur se rassure:elle ne se convertira pas.
Elle ne sera aimée ni par un saint, ni par unprophète, ni par un dieu. Dans la littérature actuelle,c'est une originalité.
Courtisane, elle le sera avec la franchise, l'ardeuret aussi la fierté de tout être humain qui avocation et qui tient dans la société une placelibrement choisie; elle aura l'ambiti