«Je contemple an instant, des yeux de la mémoire,
Le vaste horizon du passé.
* * * * * * * * *
Mes ans évanouis à mes pieds se déploient
Comme une plaine obscure où quelques points chatoient
D'un rayon de soleil frappés
Sur les plans éloignés, qu'un brouillard d'oubli cache,
Une époque, un détail nettement se détache,
Et revit à mes yeux trompés.»
Théophile Gautier.
J'ai commencé la vie par une passion.
Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, c'est cependant tout àfait certain, et cette passion, qui eut, comme toujours, ses joies etses peines, aboutit à un chagrin dont la violence n'a jamais été, pourmoi, égalée.
On m'a raconté que j'avais montré beaucoup de répugnance à venir aumonde: la figure voilée de mon bras replié, je me refusais obstinémentà faire mon entrée dans cette vie, et, y ayant été contrainte, jemanifestai mon déplaisir par un véritable accès de fureur: j'avaissaisi, en criant, les doigts du médecin et je m'y cramponnais de tellefaçon, qu'incapable d'agir, il fut obligé de les secouer vivement ets'écria, très stupéfait:
—Mais qu'est-ce que c'est qu'un pareil petit monstre?...
Mon agresseur était le docteur Aussandon, un héros et un titan, quiarrêtait les chevaux emportés et se plaisait à aller se mesurer, dansles cirques, avec les hercules célèbres. Mais j'ignorais ces hautsfaits, et, nullement intimidée, j'avais accepté le combat.
Je me suis fait souvent raconter par ma mère cet incident qui mesemblait prophétique, et exprimait si bien l'opinion que je devaisavoir, plus tard, de l'existence.
Ma mère, qui était Milanaise, faisait alors partie de l'illustre troupedes Italiens, avec sa cousine germaine, Giulia Grisi, avec Mario,Lablache, et tant d'autres glorieux artistes. Elle ne pouvait doncs'embarrasser d'un enfant, et je fus mise en nourrice, dans la banlieuede Paris.
C'est là que germa et grandit, en même temps que moi, cette passionpour celle à qui on m'avait confiée, si exclusive et si forte, qu'elledétermina dans mon cerveau à peine formé, une très singulière précocitéde sentiments.
J'ai peine à comprendre comment il se peut que mes plus ancienssouvenirs soient d'une nature aussi compliquée. Ils sont si nets, siprécis, qu'il faut bien y croire, cependant. Les plus reculés sontcertainement les plus vivaces. Ces premières lignes, écrites sur lapage blanche de la vie, réapparaissent comme tracées en caractèresplus gros, plus espacés, au-dessus des lignes, qui, par la suite, deplus en plus se serrent et s'enchevêtrent.
Et toujours cette éclosion brusque d'un sentiment, sans doute fugitif,mais si vif, qu'il est pour moi inoubliable, fixe du même coup, dans mamémoire, le décor et les circonstances dans lesquels il s'est produit.
Ma première rencontre avec moi-même eut lieu dans ce logis de manourrice, à l'époque où l'on commençait à me sevrer.
Je revois la scène avec une netteté extrême, et il me semble queles êtres et les objets qui m'entouraient, et devaient m'être déjàfamiliers, je les vois pour la première fois. Savais-je déjà parler?Je ne me souviens pas d'avoir prononcé, ce jour-là, un seul mot; maiscertainement, j'ai compris ce qui fut dit, alors, autour