Un doute a disparu de l'esprit depuis quelquequarante années. Une démonstration définitivea rejeté parmi les rêves l'antique ambitionde la quadrature du cercle. Heureux les géomètres,qui résolvent de temps à autre, tellenébuleuse de leur système; mais les poètes lesont moins: ils ne sont pas encore assurés del'impossibilité de quarrer toute pensée dans uneforme poétique.
Comme les opérations qui conduisent ledésir à se construire une figure de langage,harmonieuse et inoubliable, sont très secrèteset très composées, il est permis encore,—etil le sera toujours,—de douter si la spéculation,l'histoire, la science, la politique, la morale,l'apologétique (et, en général, toutes lessujettes de la prose), ne peuvent prendre pourapparence, l'apparence musicale et personnelled'un poème. Ce ne serait qu'une affaire de talent:nulle interdiction absolue. L'anecdote etsa moralité, la description et la généralisation,l'enseignement, la controverse,—je ne voispas de matière intellectuelle qui n'ait été aucours des âges, contrainte au rythme, et soumisepar l'art à d'étranges,—à de divinesexigences.
Ni l'objet propre de la poésie, ni les méthodespour le joindre n'étant élucidés, ceux qui lesconnaissent s'en taisant, ceux qui les ignorenten dissertant, toute netteté sur ces questions demeureindividuelle, la plus grande contrariétédans les opinions est permise, et il y a, pourchacune d'elles, d'illustres exemples, et desexpériences difficiles à contester.
À la faveur de cette incertitude, la productionde poèmes appliqués aux sujets les plus diverss'est poursuivie jusqu'à nous; même, les plusgrandes œuvres versifiées, les plus admirables,peut-être, qui nous aient été transmises, appartiennentà l'ordre didactique ou historique. Lede Natura Rerum, les Géorgiques, l'Enéide, laDivine Comédie, la Légende des Siècles... empruntentune partie de leur substance et deleur intérêt à des notions que la prose la plusindifférente aurait pu recevoir. On peut les traduiresans les rendre tout insignifiants. Il étaitdonc à pressentir qu'un temps viendrait où lesvastes systèmes de cette espèce céderaient à ladifférenciation. Puisqu'on peut les lire de plusieursfaçons indépendantes entre elles, ou lesdisjoindre en moments distincts de notre attention,cette pluralité de lectures devait conduirequelque jour à une sorte de division du travail.(C'est ainsi que la considération d'un corpsquelconque a exigé dans la suite des temps ladiversité des sciences.)
On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle,se prononcer dans notre littérature, une volontéremarquable d'isoler définitivement la Poésie,de toute autre essence qu'elle même. Une tellepréparation de la poésie à l'état pur avait étéprédite et recommandée avec la plus grandeprécision par Edgar Poë. Il n'est donc pasétonnant de voir commencer dans Baudelairecet essai d'une perfection qui ne se préoccupeplus que d'elle-même.
Au même Baudelaire appartient une autreinitiative. Le premier parmi nos poètes, ilsubit, il invoque, il interroge la Musique. ParBerlioz et par Wagner, la musique romantiqueavait recherché les effets de la littérature.Elle les a supérieurement obtenus; ce qui estaisé à concev