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1921
La nature a attaché sa malédiction à l'immobilité.
GOETHE, Conversations.
Ils n'ont pas Virgile, et on les dit heureux parce qu'ils ont desascenseurs.
ANATOLE FRANCE, Le Jardin d'Epicure.
Mes lecteurs, j'aimerais mieux bavarder avec vous sans faire d'embarras,que de vous laisser tomber, comme la manne, du haut des cieux, un récitqui n'aura peut-être aucun goût, mais se donnera des airs d'avoir étécomposé par un être sans âge, sans sexe, insoumis aux lois de lapesanteur et de la vie, et écrivant à la façon de Moïse, sous la dictéede l'Éternel.
Car enfin, si un auteur ne cause pas tout simplement, c'est bien cetteattitude surhumaine qu'il se donne. Je sais qu'il y a encore aujourd'huinombre de gens à qui il ne répugne pas de se laisser duper par uneautorité prétendue; mais comment se fait-il que les mêmes soientacharnés, lorsqu'ils ont lu un livre, à obtenir mille renseignements surla personne de l'écrivain? Ce n'est pas la peine que celui-ci se soitfait passer pour un grand-prêtre, un initié, un inspiré, si toutaussitôt il doit vous communiquer son état civil, sa photographie, lemenu de son repas, l'aveu de sa fleur préférée. Jeu cruel, qui consisteà se faire d'un homme, durant une heure ou deux, l'image d'une espèce dedemi-dieu, et puis à le rabaisser soudain, voire à se délecter de sespetitesses!
La vérité est qu'il y a des hommes très grands qui sont plus simples quele premier venu. Les pensées profondes, la haute sagesse, les richesconstructions de l'imagination sont l'apanage de bonshommes quiressemblent à tout le monde, et vivent comme vous et moi. Méfiez-vous deceux qui donnent à leur vie une tournure extravagante: ce sontprobablement des farceurs, de creux comédiens avides de leurrer l'âmecrédule, et qui se dégonflent un beau matin, comme des ballons remplisde vent. Souvenez-vous que Corneille portait de fort mauvaiseschaussures, que Racine fut bourgeoisement le père d'une nombreusefamille, et Stendhal un petit consul ennuyé, à Civita-Vecchia.
Nous n'écrivons pas dans les nuages. Un ange n'est point apparu pour medire: «Prends ta plume et écris aux amateurs éclairés qui, depuisvingt-cinq ans, supportent la lecture de tes livres dénués d'intrigueset finissant mal.»
Non. Voici comment les choses se sont passées.
Je réfléchissais à un sujet de conte, choisi parmi ceux qui serapportent le plus possible au temps présent,—on ne croit guère qu'auxaventures du temps présent, je ne sais pas pourquoi,—lorsqu'on vintm'annoncer la visite d'un jeune homme tout à fait moderne. Il venait meconfesser qu'ayant jusqu'ici ignoré mes ouvrages, sous prétexte qu'il metenait pour un Monsieur «arrivé»,—il paraît qu'il est tout à faitsuperflu de connaître les auteurs qui se sont fait une réputation,—ilavait été poussé à les lire par le mal extrême que l'on en disait, et,